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éditions de l'aire - Page 3

  • Les trois mémoires (Corinne Desarzens)

    Unknown.jpegEn ce début d'automne, Corinne Desarzens n'y va pas de main morte : pas moins de trois livres, parus en même temps, portent sa signature. Il s'agit tout d'abord d'Honorée Mademoiselle*, un recueil de textes d'Emily Durham (1863-1944) réunis et traduits par Corinne Desarzens. Ensuite, il y a Couilles de velours**, au titre doucement provocateur, mosaïque littéraire qui rassemble des textes divers, dont l'unité, plus ou moins manifeste, tourne autour du sexe de l'homme. Il y a enfin Le Soutien-gorge noir***, une plongée dans le passé familial de l'auteur, de loin le livre le plus abouti des trois.

    On se souvient du Poisson-Tambour (Bernard Campiche éditeur, 2006), le récit haletant que Corinne Desarzens a consacré à son frère Frédéric, pêcheur sur le Léman, qui se jette un jour sous un train de la gare de Nyon. poisson-tambour_vignette.jpgCe portrait en absence débouchait sur une sorte de procès au cours duquel l'auteur interrogeait ses parents et l'entourage familial (et médical). Depuis, le frère jumeau de Frédéric s'est lui aussi suicidé. Et leurs parents, Monique et Jean-Pierre, sont à leur tour décédés. 

    images.jpegÀ Sète, où vivait sa famille et où il travaillait, Jean-Pierre avait un rival : Jozsef, l'allure d'un prince hongrois, venu étudier l'œnologie en France après la guerre. Jozsef va courtiser Monique, qui l'aime, mais décide un jour de lui dire non. Le prince éconduit retournera en Hongrie, où il développera avec succès de nouveaux cépages. Mais les deux amoureux continueront à s'écrire régulièrement. À la mort de Monique, la narratrice se rendra à Budapest pour rencontrer ce fameux Jozsef qui lui demandera s'il peut continuer à lui écrire, comme il écrivait à sa mère. Elle acceptera et ils échangeront des lettres ou des cartes postales jusqu'à la mort de Jozsef. Pendant huit ans.

    Le beau livre de Corinne Desarzens est à la fois une plongée dans les eaux troubles du passé et une interrogation sur le présent. Elle mène l'enquête en Hongrie, découvre les lettres de sa mère et l'allusion à ce fameux soutien-gorge noir qui donne son titre au récit. En même temps, elle fait un fait un travail de mémoire. Une mémoire fécondée par les mots, qui lui donnent corps et sens. Une mémoire — comme toujours chez Corinne Desarzens — chargée d'odeurs, de couleurs, de sensations à fleur de peau. « Je pense qu'il y a trois mémoires. De ce qui n'a jamais été : le fantasme. De ce qui a été vraiment : la vérité. De ce qu'on n'a pas pu recevoir : la réalité. On comprend si rarement les choses au moment où elles se déroulent. Juste un petit fil, imaginez. »

    Pourquoi écrit-on ? Et surtout pour qui ? Il y a toujours un ou une destinataire aux lettres que l'on écrit. Les timbres hongrois illustrant la couverture du livre de Corinne Desarzens en témoignent. Parfois les lettres mettent des années pour parvenir à destination. Et la correspondance se poursuit au-delà de la mort. Elle porte en elle les cendres du passé. Et ces cendres éclairent le présent.

    * Corinne Desarzens, Honorée Mademoiselle, éditions de l'Aire, 2017.

    ** Corinne Desarzens, Couilles de velours, éditions d'autre part, 2017.

    *** Corinne Desarzens, Le soutien-gorge noir, éditions de l'Aire, 2017.

  • Les livres de l'été (19) : Yvette Z'Graggen

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    Ce soir, sur le stand des Editions de l'Aire, au Salon du Livre, à 18 heures, présentation de Souvenirs d'Elle, un recueil de témoignages et d'hommages à Yvette Z'Graggen, cette grande écrivaine qui nous a quittés en avril 2012. Ce livre rassemble des textes d'Annik Mahaim, Pierre Béguin, Janine Massard, Véronique Wild, Françoise Fornerod et votre serviteur.

    Voici ma contribution à cet hommage collectif.

    L’un de mes grands regrets, c’est d’avoir peu connu Yvette Z’Graggen (née en 1920, de père suisse-allemand et de mère hongroise, et décédée ce printemps). Bien sûr, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois. Je l’ai invitée à venir parler de ses livres devant mes élèves du collège. Je l’ai croisée, ici et là, lors d’une rencontre d’écrivains. Je garde d’elle le souvenir d’une femme constamment à l’écoute, sur le qui-vive, si j’ose dire, élégante, à l’œil brillant de curiosité et de malice. Mais je n’ai pas le sentiment de l’avoir véritablement connue.

    Heureusement, il y a ses livres !

    Nombreux, divers, originaux. Une œuvre militante, mais jamais limitée, qui vivifie la mémoire des femmes.

    Car toute l’œuvre d’Yvette Z’Graggen, qui a trouvé un grand écho en Suisse romande, est un questionnement minutieux du passé. Et en particulier de l’histoire des femmes, si souvent méconnue ou refoulée.

    Passé commun dans Un Temps de colère et d’amour (1980) ou Changer l’oubli (1989), quand l’écrivaine genevoise se penche sur le silence des sombres années de guerre. Mémoire individuelle, aussi, quand Yvette cherche à revisiter, pour mieux en comprendre les secrets, le passé de sa propre famille.

        C’est bien de cela qu’il s’agit dans Mémoire d’elles*, paru en 1999. Dans ce récit, tout commence par deux lettres exhumées du silence, et datées de 1915 et 1916, dans lesquelles Jeanne, la grand-mère maternelle, écrit à sa fille Lisi (la propre mère d’Yvette Z’Graggen). images-1.jpegDes lettres exaltées, bouleversantes, pathétiques, qui disent à la fois le malaise de vivre et la souffrance d’aimer. Lisant et relisant ces lettres, les seules sauvées d’une correspondance perdue, Yvette Z’Graggen va se glisser peu à peu dans le corps de Jeanne pour comprendre son tourment : la maladie inexorable (et encore sans nom) qui l’éloigne des siens et la rend étrangère à elle-même.

        Bien vite, le drame se dessine : c’est celui d’une fille « née trop tôt dans une société rigide, corsetée de conventions et d’interdits ».

    Son destin est tracé : il ressemble au destin de toutes les femmes de cette époque : le mariage avec un homme ayant une bonne situation, les enfants à élever, les tâches ménagères. Mais Jeanne rêve d’autre chose : du grand amour d’abord, « un don total, un partage sans réserve », de voyages, de liberté. Le plus étrange sans doute (mais il n’y a jamais de hasard), c’est qu’elle rencontre cet amour dans la personne d’un dentiste viennois, jeune et séduisant, qu’elle va aimer jusqu’à la déchirure.

        Élevée dans la peur, entre un père irascible et une mère effacée, Jeanne va bientôt donner naissance à une petite fille, Lisi, qui bouleverse son existence. Une nouvelle terreur l’habite. Elle peuple ses nuits de cauchemars. Elle l’empêche de s’occuper, comme elle le désirerait, de son enfant. Comme elle s’éloigne de cette petite fille qu’elle chérit, elle s’enferme lentement dans le silence, devient méconnaissable, est internée à plusieurs reprises.

    C’est cette folie à jamais mystérieuse dont Yvette Z’Graggen essaie de démêler les fils, en renouant, comme elle le dit, avec sa mère et sa grand-mère.

    Autrement dit : une part mystérieuse d’elle-même.

    On retrouve ces thèmes (le secret, la douleur, l’aspiration et le combat pour la liberté) dans tous les livres d’Yvette Z’Graggen. Au fil des ans, l’écrivaine genevoise a bâti une œuvre riche et solide, qui ne cesse d’interroger ses racines invisibles, et l’Histoire.

        images-3.jpegIl n’y a pas si longtemps, au tournant du siècle,Yvette Z'Graggen nous livre son journal de bord de l'an 2000. Il porte un beau titre, emprunté à un poème d'Eluard : La Nuit ne sera jamais complète**. C'est l'occasion, pour elle, de réfléchir non seulement sur le temps qui passe, les événements politiques (les élections yougoslaves, les tueries en Palestine, les catastrophes écologiques), mais aussi sur sa propre vie, — une vie constamment à l'épreuve de l'Histoire.

    C'est ainsi qu'Yvette Z'Graggen revient sur les fameuses années silencieuses de la drôle de guerre : cette Suisse qui accueille d’un côté, souvent généreusement, ceux qu'elle rejette de l'autre sans pitié. Chaque événement de l'an 2000, minime ou gigantesque, résonne toujours intérieurement : c'est l'occasion pour Yvette Z'Graggen de s'interroger sur son œuvre, les rencontres fugitives de sa vie, les rapports familiaux, en particulier avec sa fille et son petit-fils, les ennuis de santé qui la privent peu à peu de cette liberté de mouvement à laquelle elle tient tant. Mais si le corps s'engourdit lentement, la liberté de pensée et d'écriture est toujours souveraine.

    Son dernier livre, Juste avant la pluie***, paru l’année dernière, reprend sur le mode ludique ce jeu entre réalité et fiction, mémoire et imagination. images-2.jpegOn peut le lire, également, comme une manière de testament littéraire.

    De construction singulière, le livre se compose de deux parties. Dans la première, l'auteur imagine une ultime « autobiographie du possible ». Comme elle le fait ailleurs, elle met en scène, en 1938,  une jeune fille de dix-huit ans (c’est l’âge d’Yvette cette année-là), juste avant la tourmente nazie. Cette jeune femme, éprise de liberté, va braver les interdits de la morale bourgeoise avec la même détermination intrépide que les nombreuses « sœurs de papier » qui l'ont précédée. Ces « sœurs de papier », qui peuplent toute son œuvre, Yvette Z’Graggen les convoque dans la seconde partie du livre pour les soumettre à un questionnement impitoyable.

    DownloadedFile.jpegYvette nous offre ainsi, au travers de ses héroïnes, cinquante ans de réflexion sur la condition féminine en milieu bourgeois, ses heurs et ses malheurs au fil du temps, et « une conclusion originale, comme l’écrit justement Pierre Béguin (photo de gauche), à une œuvre qui ne l'est pas moins. »

    J’ai peu connu Yvette Z’Graggen, et je le regrette. Mais elle laisse derrière elle une œuvre riche et singulière, composée de récits, d’essais et de romans, une œuvre qui n’a pas fini de nous interpeller, et qui nous accompagnera longtemps.

     

      * Yvette Z’Graggen, Mémoire d’elles, l’Aire, 1999.

    ** Yvette Z’Graggen, La Nuit ne sera jamais complète, L'Aire, 2001.

    *** Yvette Z’Graggen, Juste avant la pluie, récit, L’Aire, 2011.

  • Lire, écrire, éditer

    images-1.jpeg Les éditeurs n'écrivent pas, c'est bien connu, ils se contentent d'éditer les livres des autres. Ce fut la régle de Gaston Gallimard et de Bernard Grasset. Chez nous, quand un éditeur prend la parole, c'est pour raconter son expérience professionnelle, comme Marlyse Pietri dans Une aventure éditoriale dans les marges*, ou pour retracer, dans le dialogue, un parcours de vie extraordinaire, comme Vladimir Dimitrijevic dans Personne déplacée**, de Jean-Louis Kuffer (voir ici).

    Écrire, pour Michel Moret, fondateur et directeur des éditions de l'Aire, c'est danser dans l’air et la lumière***.  Après Beau comme un vol de canards, Moret publie de nouveaux extraits de son journal de bord. Nous sommes en 2008.  Alors que le livre précédent se terminait sur une interrogation (quel avenir pour les éditions de l'Aire ?), celui-ci  s'ouvre de manière résolument optimiste (l'une des forces de Moret). La belle évocation des rivages grecs et turcs, un nouvel amour, des bonnes lectures : tout montre qu'il s'agit, pour l'auteur, d'un nouveau départ. C'est l'occasion, aussi, d'une interrogation sur l'époque, qui n'est pas tendre pour les écrivains et les éditeurs. Il suffit, pour s'en convaincre, de se rappeler une récente émission de la TSR, Tard pour Bar, où la littérature, c'est le moins qu'on puisse dire, n'était pas à l'honneur…

    L'éditeur est à la fois un découvreur, un stimulateur et un passeur. Il doit sans cesse se battre pour exister, et défendre ce qu'il aime. Moret ne nous cache ni les difficultés (économiques) du métier, ni les satisfactions qu'il procure. Il nous fait part de ses coups de cœur, comme ce manuscrit de Brigitte Khuty Salvy, Double lumière, qu'il reçoit un beau jour par la poste et qu'il dévore dans la journée. Ou encore pour le dernier roman de Raphael Aubert ou les nouvelles de Corinne Desarzens. De temps à autre, une déception, qui débouche sur un refus. On sent Moret passionné par son métier — je dirais presque sa mission. Lectures, rencontres, célébration de la vie sous toutes ses formes, le vin comme l'amitié, les voyages comme les découvertes ou les projets fous, Danser dans l'air et la lumière est une invitation à partager l'intarissable curiosité de son auteur, sa soif de vie et son amour de la littérature, à laquelle, comme beaucoup d'entre nous, il demande l'essentiel.

    * Marlyse Pietri, Une aventure éditoriale dans les marges, Zoé.

    ** Jean-Louis Kuffer, Personne déplacée, Poche suisse, l'Âge d'Homme, 2008.

    *** Michel Moret, Danser dans l'air et la lumière, éditions de l'Aire, 2009.